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CHYPRE : Si près du but

Reportage Kajuju MURORIPortrait Kajuju MuroriPhotos Anne ACKERMANNPortrait Anne AckermannTraduction Christophe DENNAUD

Ce n’est qu’après avoir quitté le Kenya pour Chypre que j’ai vraiment compris ce que signifiait « entre deux ». En tant qu’étudiante en république turque à Chypre du Nord, j’ai pu me rendre compte des luttes quotidiennes des immigrés africains sur cet étrange no man’s land : coupés du monde par les eaux bleues de la Méditerranée, séparés de l’Europe par la ligne verte.

C’était un dimanche matin, il faisait froid, c’était l’heure de se dire au revoir. J’ai embrassé ma famille à l’aéroport international Jomo-Kenyatta de Nairobi. Ma sœur allait bientôt accoucher, c’était l’affaire de quelques semaines. Son ventre arrondi modifiait légèrement sa silhouette. Elle était dans les bras de son mari, le futur papa. Pendant un moment, j’ai regretté de ne pas pouvoir rester plus longtemps pour les aider à s’occuper du bébé. La maternité, surtout la première fois, c’est une affaire de famille au Kenya. J’ai observé ma mère : si elle clignait des yeux, des larmes coulaient. Mais, non. Son regard fixait un point au loin. J’ai retiré ma main de son étreinte et me suis dirigée à la hâte vers le terminal. J’avais 31 ans et je partais pour l’Europe. Du moins, c’est ce que je pensais.

Jusqu’alors, je n’avais vécu hors du Kenya que pendant deux mois consécutifs. J’ai grandi dans une petite ville, dans une famille de classe moyenne avec une mère très travailleuse et un père soldat. Il y a dix ans, nous avons déménagé à Nairobi, la seule capitale au monde qui dispose d’un parc national. Il n’est pas rare de voir des animaux sauvages, comme les léopards ou les lions près des habitations et des routes. C’est une belle ville, palpitante, mais je la trouve surpeuplée et trop chère. Je travaillais comme responsable de communication pour une ONG locale mais je n’étais pas vraiment heureuse. Mon rêve de toujours était de devenir écrivaine, de raconter des histoires et de voyager. Après cinq années peu épanouissantes, j’ai décidé de démissionner. En 2014, le travail en ligne était le nouveau « truc à la mode » au Kenya et j’avais bon espoir de pouvoir travailler en tant que journaliste indépendante. J’ai vite compris qu’être payée 10 dollars pour un article de mille mots ne me permettrait pas de vivre décemment.

Portrait Maureen
Maureen, 33 ans, étudiante en master et journaliste, vient de Nairobi au Kenya. Elle se trouve dans une zone fréquentée par les étudiants, près de l’Université américaine à Kyrenia.

Comme beaucoup de jeunes, je trouve la vie au Kenya difficile, en raison de l’économie instable, de la corruption et des problèmes de sécurité. Le Kenya a payé un lourd tribut au terrorisme islamiste ces dernières années. Il y a eu plusieurs attentats importants, comme celui de l’hôtel DusitD2 en 2019, l’attaque du centre commercial Westgate en 2013 ou l’attentat de l’ambassade américaine de 1998. À cause de la crise financière de 2008, l’économie tourne au ralenti, laissant de nombreux Kényans – comme des millions d’autres personnes dans le monde – sans travail. De nombreux jeunes ont été forcés de partir à l’étranger en quête d’une vie meilleure.

« J’imaginais un continent empli de gratte-ciel et de châteaux, paré d’architecture moderne et ancienne. »

En septembre 2017, à mon tour j’ai fait mes bagages et je suis partie à Chypre pour rejoindre ma plus jeune sœur, Kendi, qui y vivait déjà depuis six mois pour ses études. Je voyais l’Europe comme la destination ultime. J’imaginais un continent empli de gratte-ciel et de châteaux, paré d’architecture moderne et ancienne. Un territoire doté d’un réseau de transport efficace, sûr et rapide. Mais surtout un territoire plein d’opportunités pour les immigrés.

Les récits de nos proches déjà installés à l’étranger semblaient prometteurs. Ma cousine suivait un Master cinéma et audiovisuel à Londres. En quelques mois, elle avait trouvé un emploi de serveuse à mi-temps, et peu après, un poste intéressant dans une société de production de films allemande. Pendant son temps libre, elle visitait Amsterdam, Bruxelles ou Paris, voyageant facilement à travers le continent. C’est assez curieux mais il est difficile de se déplacer en Afrique, surtout pour les Africains. Contrairement à l’espace Schengen, le visa peut être obligatoire dans certains pays, donc voyager coûte cher.

Pleine d’espoir, j’ai d’abord fait une demande pour une bourse d’études dans une université britannique, où a étudié le célèbre écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o. Mais je ne pouvais pas financer le reste des frais d’inscription. À ce moment-là, ma sœur était à Chypre, dans la partie nord de l’île où les études semblaient moins chères, et tout se passait bien pour elle. Les universités ne demandaient pas aux étudiants kényans de prouver qu’ils avaient assez d’argent sur leur compte en banque.

Je suis allé voir une agence spécialisée à Nairobi qui m’a aidé à faire ma candidature, sans m’informer en détail de la situation politique compliquée sur l’île. L’agent m’a assuré que je pourrais voyager partout avec un passeport en cours de validité. Ma demande de poursuivre un Master pour enseigner l’anglais a été acceptée par une des 20 universités de la république turque de Chypre du Nord.

En préparant mon voyage, je me suis prise à rêver : une fois à Chypre, pourquoi ne pas visiter la France ? J’avais appris le français au collège et je voulais m’immerger dans une culture que je n’avais découverte que dans des livres. Ou encore mieux : l’Italie, peut-être ? Pour moi qui suis catholique, me rendre sur les terres du Pape serait un réel accomplissement. Je savais que ma grand-mère, fidèle catholique qui parlait même latin, aurait adoré ça aussi.

Dans l’avion, en jetant un œil par le hublot, j’ai été éblouie par le soleil du début d’après-midi. Le ciel était clair. Au-dessous de nous, une immensité de bleu se mêlait à la pâle lumière de l’horizon. La mer Méditerranée était splendide, mais je ne pouvais m’empêcher de penser aux personnes qui y avaient péri.

En eaux troubles

Au moment de mon départ, les histoires de migrants noyés en Méditerranée faisaient le tour du monde. Des réseaux de passeurs internationaux et nationaux s’enrichissaient en transportant illégalement des migrants africains désespérés vers l’Europe. Les plus chanceux ont pu faire la traversée. Des milliers d’autres ont été engloutis par les monstrueuses vagues. Je me demandais pourquoi les pays occidentaux étaient si réticents à l’idée d’accueillir des réfugiés, eux qui subventionnaient le Kenya et l’Ouganda pour accueillir des migrants des pays voisins : Soudan, Congo, Burundi et Somalie. Mon pays, le Kenya, était tolérant envers les migrants, jusqu’à ce que le gouvernement annonce son projet de fermeture du camp de réfugiés de Dadaab – un des plus grands du monde – prétextant des « problèmes de sécurité nationale ». Cette décision a été par la suite bloquée par la Cour suprême. Environ 211 000 réfugiés et demandeurs d’asile recensés sont accueillis dans trois camps gérés par l’ONU. Certains réfugiés ont été intégrés à la société kényane, bien que des mesures restrictives empêchent un grand nombre d’entre eux de quitter le camp pour chercher du travail.

« La vue sur la Mer Méditerranée était magnifique, mais je ne pouvais pas m’empêcher de penser aux personnes qui ont perdu la vie dans ces mêmes eaux. »
« La vue sur la mer Méditerranée était magnifique, mais je ne pouvais pas m’empêcher de penser aux personnes qui ont perdu la vie dans ces mêmes eaux. »

Tandis que l’avion survolait ce qui ressemblait à un territoire inhabité, j’apercevais quelques arbres et des déserts à perte de vue. La forêt clairsemée n’avait rien de naturel et me rappelait nos forêts à nous, plus denses. Pendant quelques instants, le Kenya m’a manqué. Quand j’étais petite, je vivais dans un village entouré d’une forêt où nous emmenions paître nos vaches et nos chèvres. De temps en temps, des animaux sauvages comme les guépards et les éléphants envahissaient nos fermes à la recherche de nourriture.

Aujourd’hui, les forêts ont fait place aux constructions tandis que la population et la corruption ont chassé les animaux de leur habitat naturel, créant un conflit entre l’Homme et la nature. J’étais surprise de découvrir qu’il n’y a pas d’animaux sauvages à Chypre, à l’exception des inoffensifs ânes « sauvages ».

Une étrangère à Chypre

Je n’avais pas envisagé une seule seconde que je pourrais me sentir étrangère. Mais quelques jours après mon arrivée à Chypre, j’étais angoissée à l’idée de sortir rencontrer des locaux qui ne comprenaient ni l’anglais ni ma manière d’être. Ma couleur de peau, mes cheveux, ma façon de parler et même mon comportement, semblaient être prétexte à leurs critiques. Je détestais sortir sans ma sœur. Quand le bus était plein, j’étais gênée d’être assise quand les Chypriotes étaient debout. Je me sentais mal à l’aise quand j’étais seule, quelque soit l’endroit, dès lors qu’il y avait plus de Chypriotes que d’Africains.

Lors d’une soirée d’hiver sombre et pluvieuse, je me souviens qu’une dispute a éclaté entre un chauffeur de bus et un étudiant africain. Le chauffeur avait décidé de demander, uniquement aux Africains, de fournir leur carte étudiante ou de descendre. Plus tard, alors que je recherchais un logement, nous avons vite réalisé que nous ne pourrions pas louer un appartement à cause de notre couleur de peau. Bien que désemparée, je n’ai pas vraiment été surprise. Au Kenya aussi, certains propriétaires préfèrent louer leur bien à des groupes ethniques précis, à cause des tensions sociopolitiques. Comment imaginer que la vie serait si compliquée dans ce lieu dont j’avais tant rêvé ?

Portrait Okito
Okito, 30 ans, vient de Kinshasa en RDC, où sa femme et son enfant vivent toujours. Il fait actuellement une license en ingénierie. Il est à Chypre du Nord depuis un an et trois mois. « Une fois j’étais à Nicosie, je marchais avec ma guitare en chantant. Soudain, la police est arrivée et m’a arrêté. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais traversé la frontière. Je ne savais même pas qu’on ne pouvait pas y aller. J’ai été emprisonné pendant trois mois. La prison ce n’était pas bien du tout. Être en prison pour un homme noir ici… c’était une expérience horrible. Je pleurais tous les jours. Mes parents ont dû venir ici et me sortir de la prison en payant 2 000 euros un avocat de l’immigration. Quand je regarde la mer, ça me donne envie de voyager. Depuis ce moment, je me sens comme un prisonnier sur cette île. »

Même si je savais avant mon séjour que l’île de Chypre était coupée en deux, je n’avais pas idée de toutes les restrictions imposée par la « ligne verte » officielle qui divise l’île en deux pays depuis le conflit entre la Grèce et la Turquie en 1974. Le sud de l’île correspond à Chypre, pays membre de l’Union européenne, tandis que la partie nord, la république turque de Chypre du Nord (RTCN), n’est reconnue que par la Turquie. Pendant mes premiers jours sur l’île, ma sœur et moi avons visité la vieille capitale, Nicosie, une des dernières villes divisées du monde. Sa belle architecture, des remparts vénitiens à la mosquée ottomane du XVIème siècle, ne saurait cacher les cicatrices de la guerre et de l’actuelle scission.

Dans la ville, des fils barbelés séparent les parties grecque et turque de Chypre : les troupes de l’ONU contrôlent toujours la « zone tampon », la fameuse ligne verte. Dans la capitale, des casques bleus armés sont présents aux points de contrôle pour s’assurer que seuls les individus autorisés (locaux ou touristes avec des passeports ou des visas européens ou américains) traversent la ligne verte. Les autres personnes, les gens comme moi qui n’ont qu’un passeport africain, ou dont la nationalité n’est pas considérée comme « valide » par les autorités, sont piégés au Nord.

Vivre dans les limbes en Europe

La république turque de Chypre du Nord vit dans l’incertitude en Europe : tout comme les eaux bleues de la mer Méditerranée nous isolent du reste du monde, la ligne verte nous rappelle constamment que les autres citoyens du tiers monde et moi-même ne pouvons pas franchir la frontière, que ce soit pour aller à l’église, pour faire du shopping ou pour rendre visite à un ami.

Au cours des deux dernières années, je me suis habituée à la culture locale, aux regards insistants et à la froideur des gens. J’ai appris à ne pas prendre les choses à cœur. Quand je suis de bonne humeur, j’autorise même les locaux à me prendre en photo, seule ou avec eux. Dans ces moments-là, je me prends pour une célébrité, mais je me demande bien ce qu’ils racontent ensuite à leurs amis et à leurs proches. J’ai appris à préparer certains plats locaux et même à apprécier certaines spécialités comme les olives et le fromage. Quand j’utilise les toilettes, je jette soigneusement le papier dans une poubelle spéciale même si ça me répugne, parce qu’au Kenya on le jette dans la cuvette.

Deux Africains marchent dans les rues d’un quartier de la classe moyenne à Kyrenia, Chypre du Nord.
Deux Africains marchent dans les rues d’un quartier de la classe moyenne à Kyrenia, Chypre du Nord.

Aujourd’hui je n’ai plus peur de communiquer avec les Chypriotes même si on ne se comprend pas tout de suite dans nos langages approximatifs. Enfin, même si je dois faire face à la discrimination, je me sens vraiment en sécurité. Je peux marcher avec mon portable dans la poche arrière de mon jean sans crainte. À Nairobi, on peut vous arracher vos téléphones portables et vos sacs à main même à bord d’un véhicule.

« Nous vivons une relation à distance alors que nous n’habitons qu’à quelques kilomètres l’un de l’autre »

Contre toute attente, il y a un an, j’ai rencontré un grand Chypriote grec aux beaux yeux noisette. Il habite à Limassol, dans la partie sud de l’île, à l’opposé de Kyrenia, où je vis. À cause de la division de l’île, mon petit ami doit conduire jusqu’à la capitale pour traverser le point de contrôle à chaque fois qu’il veut me voir. Heureusement, là où les frontières nous ont compliqué la tâche, internet nous a permis de nous « rencontrer » et de communiquer librement. Nous vivons une relation à distance alors que nous n’habitons qu’à quelques kilomètres l’un de l’autre. Tant que rien ne change pour les deux parties de l’île, je ne peux pas me rendre chez lui. Voir des Chypriotes lutter contre la situation actuelle m’attriste. Leur passé douloureux les hante toujours et leur futur semble morose. Au Kenya, il y a des problèmes de rivalités ethniques qui ont souvent lieu pendant les campagnes électorales. Ces querelles intestines entraînent des déplacements de population et la perte de biens et de vies.

La situation à Chypre me rappelle parfois celle de l’île de Migingo sur le lac Victoria, à la frontière entre le Kenya et l’Ouganda, depuis longtemps source de tensions entre les deux pays. Au fil des années, les négociations pour résoudre la dispute territoriale à travers une Commission internationale des frontières n’a donné aucun résultat. Cependant, les deux pays se sont accordés pour diviser l’île en 2009 par le biais d’une ligne de démarcation tandis que les policiers qui avaient racketté les pêcheurs kényans ont été mis à pied. Peut-être qu’une pareille réconciliation est possible ici ?

« Les joueurs africains sont interdits sur ce terrain. On ne peut pas y accéder et ils ne nous ont donné aucune raison. Ils ont dit que s’ils nous trouvaient ici, il appelleraient la police. C’était notre refuge, on avait la paix ici et on a le droit de l’utiliser. Nous n’avons pas d’autre endroit où aller, mais nous avons peur de venir ici et de jouer. »
« Les joueurs africains sont interdits sur ce terrain. On ne peut pas y accéder et ils ne nous ont donné aucune raison. Ils ont dit que s’ils nous trouvaient ici, il appelleraient la police. C’était notre refuge, on avait la paix ici et on n’a plus le droit de l’utiliser. Nous n’avons pas d’autre endroit où aller, mais nous avons peur de venir ici et de jouer. »

Étudiants étrangers : un business juteux

Près de 100 000 étudiants étrangers se répartissent dans les universités de la république turque de Chypre du Nord. Environ 20 000 d’entre eux sont d’origine africaine. Les citoyens kényans n’ont pas besoin d’obtenir un visa pour voyager en république turque de Chypre du Nord. En revanche, les autres africains, dont les étudiants nigérians, doivent avoir un visa de transit et un billet de retour. En plus de ces dépenses, il faut payer au moins 3000 euros par an pour une formation.