logo Cafébabel

SICILE : menacés par la mafia

Reportage Cecilia BUTINIPortrait Cecilia ButiniPhotos Ksenia LESPortrait Ksenia LesTraduction Jessica DEVERGNIES-WASTRAETEPortrait Jessica Devergnies-Wastraete

En 2017, la journaliste Daphne Caruana Galizia est tuée par une bombe dans les environs de Bidnija, à Malte. Seulement un an après, Jàn Kuciak est assassiné d’un coup de balle dans la tête en Slovaquie. En Bulgarie, Viktoria Marinova est d’abord violée avant d’être étranglée. L’Europe est-elle devenue trop dangereuse pour les journalistes ? Certaines régions d’Italie le sont depuis toujours.

Depuis que l’histoire de Roberto Saviano (ce journaliste qui vit sous escorte depuis 2006) a connu un retentissement international, la fragilité du principe de liberté de la presse en Italie est mise au jour. Tout comme le journaliste et écrivain de la Campanie, 200 autres journalistes professionnels italiens vivent sous protection policière. Mais ceux qui subissent des actes d’intimidation pour le travail qu’ils exercent sont bien plus nombreux. Pourtant, tous ne finissent pas à la une des journaux.

D’après le rapport annuel sur la liberté de la presse établi par le Conseil de l’Europe, l’Italie figure tout comme la Russie parmi les pays comptant le plus grand nombre d’« actes d’impunité » pour les violences ou les menaces à l’encontre des journalistes. Compte tenu de la présence de la mafia sur tout le territoire du « Bel paese » (« le beau pays », expression utilisée pour se référer à l’Italie, ndlr), le travail d’enquête implique bien souvent de se retrouver au cœur d’une spirale infernale faite de dénonciations et d’intimidations, sans parler des menaces de violences physiques.

En Sicile, la région qui compte le plus grand nombre de journalistes assassinés en Italie, écrire sur la corruption et sur la criminalité organisée est chaque jour un défi, surtout pour les correspondants locaux et pigistes.

Salvo Palazzolo : « Le “problème de la mafia” n’est pas un problème sicilien » 

Nous sommes un mardi matin pluvieux à Palerme. Salvo Palazzolo, 49 ans, remonte en voiture la colline de Passo di Rigano, cet endroit situé tout juste en dehors de la ville et connu pour être la zone d’influence de la famille mafieuse des Inzerillo. Cela fait déjà plusieurs années que Salvo Palazzolo suit cette famille. Quand on quitte le chef-lieu de la région, les magnifiques bâtiments arabesques du centre-ville laissent place à des immeubles et à des maisons de fortune qui alternent avec des espaces verts. Salvo Palazzolo travaille pour le journal italien La Repubblica.

Il a commencé sa carrière en 1992, année où les magistrats Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, symboles de la lutte contre l’infiltration de la mafia dans la politique et les institutions en Sicile et ailleurs en Italie, ont été tués par deux bombes. 27 ans après ces assassinats, Salvo Palazzolo cherche à mettre au jour les crimes et secrets qui frappent sa région en suivant de près les affaires judiciaires de la ville. Même si la période des massacres est finie, la mafia existe encore bel et bien. Elle a tout simplement changé ses méthodes. Les journalistes professionnels tels que ce reporter sicilien doivent tenir compte de la nouvelle dimension internationale de l’organisation criminelle, comme en témoignent les connexions avec les cartels de drogue à l’étranger. 

«Nous avons une dette envers les collègues qui en ont payé de leur vie »

Grand, intègre et le regard perçant, Salvo Palazzolo ne refuse jamais un sourire, même quand il parle de ses journées les plus difficiles. Pendant l’été 2019, certains enregistrements de la police ont en effet révélé que le clan Inzerillo avait envisagé de commettre un attentat contre le journaliste. Pour quelle « faute » ? Pour s’être rendu dans un commerce de Passo di Rigano appartenant au clan et pour y avoir posé quelques questions. Quelques mois avant les faits, un prêtre qui avait célébré la messe des funérailles d’un des criminels du clan Inzerillo avait prévenu Salvo Palazzolo que tôt ou tard, il payerait le prix de sa curiosité. Un an plus tôt, une lettre de menaces avait atterri sur les bureaux de la rédaction de son journal, l’intimant d’abandonner les enquêtes. Aujourd’hui, le correspondant de La Repubblica bénéficie d’une protection rapprochée et chaque jour, il est accompagné sur le chemin du travail et pour rentrer chez lui. « Je me demande parfois si ce que je fais n’est pas un peu risqué, mais nous avons une dette envers les collègues qui en ont payé de leur vie », nous dit-il en faisant référence aux huit journalistes siciliens qui, ces 50 dernières années, ont été assassinés par la mafia pour avoir seulement fait leur travail. D’après Salvo Palazzolo, le règne de la Cosa Nostra est loin de toucher à sa fin. « Le problème de la mafia n’est pas un problème sicilien. La criminalité organisée, c’est une holding ».   

Leandro Salvia : « La Sicile et San Cipirello, c’est à la fois un morceau d’Italie et un morceau d’Europe » 

À San Cipirello, un petit village situé à cinquante kilomètres de Palerme, Leandro Salvia est le seul journaliste. Les cheveux ondulés et grisonnants, la voix posée, l’homme de 44 ans travaille comme pigiste pour le journal Giornale di Sicilia. D’habitude, il écrit depuis chez lui, dans la même maison qui était jadis la menuiserie de son grand-père. Même si San Cipirello ne compte pas beaucoup d’attractions, ce bourg de seulement quelques rues, perché au sommet d’une colline et où tous les habitants se connaissent, n’a pas manqué de faire la une.

En 2018, les enquêtes de Leandro Salvia ont en effet donné lieu au renvoi d’un conseiller municipal et à la dissolution du conseil de la ville en raison d’une infiltration mafieuse. Le travail du journaliste a dérangé les autorités à un tel point qu’en juillet de la même année, le chroniqueur a été écarté contre sa volonté d’une rencontre organisée par l’administration locale. Leandro Salvia dit s’être alors senti marginalisé dans sa propre communauté, qui semble souvent ne pas comprendre en quoi consiste le rôle d’une presse libre.  « Moi je suis bien conscient de me trouver aux frontières de l’Europe, du point de vue géographique sans aucun doute, mais la Sicile et San Cipirello sont à la fois un morceau d’Italie et un morceau d’Europe. Quand on enfreint la loi à San Cipirello,  c’est l’État qui doit intervenir, et les journalistes doivent en parler. ».

En plus d’intimidations venant de politiciens locaux, Leandro Salvia a également subi des représailles de la part de certains fonctionnaires. Il s’est par exemple vu refuser des services funéraires lors du décès de son père, chose qui n’a cependant pas étonné le journaliste. « Quand tu travailles ici, tu t’attends à être la cible de vengeance de la part de ceux sur qui tu écris », nous explique-t-il. Son logement a été mis sous surveillance partielle afin d’assurer sa sécurité et celle de sa famille, sa femme et ses enfants. « J’y gagne peu, et souvent j’y perds, mais je pense que c’est aussi un pari lié au sens du devoir que chacun d’entre-nous doit avoir ».  

Fabiola Foti : « Qu’est-ce que je devrais dire ? Que tout va bien ? » 

D’après Fabiola Foti, rédactrice en chef du journal en ligne local L’Urlo, il y a deux choses qui comptent à Catane : le football et la fête de Sainte Agathe (à l’occasion de laquelle une grande statue de la sainte est portée à bout de bras à travers la vieille ville). Fabiola Foti a 37 ans et cela fait vingt ans qu’elle travaille comme journaliste le long de la côte est de la Sicile. Fille de magistrat, elle est habituée aux intimidations depuis l’adolescence. Elle ne s’est cependant jamais résignée à l’idée que l’on ne pouvait rien y faire.

Au cours des dernières années, elle a ainsi révélé des faits qui dérangent sur la façon dont la mafia fixe certaines dynamiques urbaines. En février 2019, alors que le défilé de Sainte Agathe battait son plein, Fabiola Foti a démontré comment l’un des malfrats locaux avait pu assister à un rendez-vous avec le comité organisateur du défilé, violant ainsi les règles qui encadrent les festivités. Quelques jours plus tard, la journaliste a retrouvé deux têtes d’agneau sur le capot de sa voiture, un avertissement macabre pour lui faire comprendre que son travail n’était pas vu d’un bon œil. Cet épisode s’ajoute aux nombreux messages de haine qu’elle a reçus en ligne, dont certains ont aussi été dénoncés aux autorités compétentes.

Mais la journaliste, mère célibataire de deux enfants, n’a pas jeté l’éponge : « La première chose que j’ai faite, c’est d’écrire un article. J’ai appelé les carabiniers (gendarmes italiens, ndlr) et puis je m’y suis mise. Qu’est-ce que je devrais dire ? Que tout va bien ? Je devrais peut-être écrire un article sur le dessert traditionnel ? Non, moi c’est de ce genre d’affaires dont je parle ». Elle ajoute : « L’UE elle-même pourrait nous aider dans ce domaine. Elle pourrait donner plus de moyens financiers à la presse, et en même temps elle pourrait envoyer un groupe de travail pour ces affaires, pour pouvoir réaliser de bonnes enquêtes. »   

Giacomo Di Girolamo : « Je fais ce métier grâce au sacrifice de Peppino Impastato » 

Giacomo Di Girolamo, 42 ans, est le rédacteur en chef et le présentateur de TP24, un petit journal en ligne et à la radio qui couvre la zone de Marsala et de Trapani. Au cours de sa carrière, Giacomo Di Girolamo a reçu des lettres contenant de la poudre à canon, des intimidations via Internet au nom de trafiquants de drogue, et des criminels ont même fait irruption à la rédaction de son journal pour le confronter. Il ne compte plus les fois où il a été dénoncé pour diffamation.

Cette pratique est récurrente en Italie et est souvent considéré comme un bâillon mis à la presse. Pourtant, chaque fois que la police lui demande s’il craint pour sa vie, Giacomo Di Girolamo répond que non. « La menace existe si on lui permet d’exister, un peu comme l’insulte », explique-t-il, avant d’ajouter : « Moi, grâce au sacrifice de personnes comme Peppino Impastato (un activiste, journaliste et présentateur radio assassiné par Cosa Nostra en 1978), je suis libre de dire exactement ce que je veux ».

Le problème de faire du journalisme dans cette périphérie de l’Europe n’est pas tellement la peur, mais plutôt l’absence de soutien de la part des institutions. Mais alors, que pourrait faire l’Union européenne ? « Il faudrait donner aux journalistes la possibilité de travailler convenablement, d’être payés, d’avoir accès à des bases de données et à des instruments de travail. Ce n’est pas le cas du tout ici. ».

Paolo Borrometi : « Je pense que l’UE peut faire beaucoup plus »

Nous sommes dans les environs de Modica, un après-midi du printemps 2014. Le journaliste Paolo Borrometi, alors âgé de 31 ans, s’occupe du chien dans le jardin de la maison de campagne familiale. Tout à coup, deux hommes cagoulés font irruption et agressent le jeune homme. Ils lui tordent le bras droit au point de lui casser l’épaule, avant de l’assener de coups de pied jusqu’à ce qu’il s’écroule par terre. Alors qu’ils continuent à le frapper, les deux hommes disent au journaliste de s’occuper de ses affaires sous peine de connaître à nouveau le même traitement. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

Quelques mois après l’agression, la famille Borrometi survit à l’incendie criminel de leur appartement, et c’est à partir de ce moment que le chroniqueur bénéficie d’une protection rapprochée. Finalement, le journaliste reçoit une offre de travail à Rome en tant que rédacteur en chef de l’agence de presse Agi, offre qu’il accepte. En 2018, les magistrats dévoilent même que la mafia projetait d’assassiner le chroniqueur.

Quand il a été agressé pour la première fois, Paolo Borrometi enquêtait sur la criminalité organisée dans la province de Raguse. Avec ses enquêtes publiées sur le site laspia.it, le journaliste a fait la lumière sur les liens et les responsabilités de plusieurs clans, des contrats illégaux dans le commerce des tomates jusqu’à l’infiltration de la mafia dans les élections municipales de la ville de Scicli.

«Tant que je n’arrête pas, ils n’en sortent pas vainqueurs.

Au fil des années, Paolo Borrometi a par ailleurs témoigné dans 150 procès différents contre des criminels qui l’avaient menacé. « Comment faire pour ne pas vivre dans la peur quand j’assiste sans cesse aux procès de personnes qui veulent ma peau. Mais tant que je n’arrête pas, ils n’en sortent pas vainqueurs. Ce n’est même pas moi qui y gagne, c’est l’information », nous dit-il.

Paolo Borrometi entretenait une correspondance avec Daphne Caruana Galizia, la journaliste maltaise victime d’un attentat à la bombe en 2017. Sa disparition a touché le journaliste sicilien : « Ça me fait beaucoup de peine. Moi je pense que l’UE peut faire beaucoup plus. Nous on pense que les mafias se trouvent juste en Italie, on ne réalise pas qu’elles sont présentes dans toute l’UE et partout dans le monde. L’Europe doit intervenir si personne d’autre ne protège les journalistes ».  

En 2018, l’observatoire « Ossigeno per l’informazione » a signalé 34 cas démontrés d’intimidation contre des journalistes en Sicile.